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miercuri, 3 iunie 2009

l'UE face à la Turquie

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Alain Juppé - Michel Rocard :
l'UE face à la Turquie
Propos recueillis par Pierre Rousselin et Paul-François Paoli
03/06/2009 | Mise à jour : 12:23 | Commentaires 24 | Ajouter à ma sélection

DÉBAT - À la veille des élections européennes, les deux anciens premiers ministres débattent des liens que l'Europe pourrait nouer avec la Turquie. Car, à travers ceux-ci, c'est l'identité et le fonctionnement de l'Union qui sont en jeu.

LE FIGARO. - La question de la Turquie ne cesse de planer sur les débats concernant l'Europe. Le président de la République a redit son hostilité à l'intégration de la Turquie à l'Union. Pourquoi ce sujet fait-il peur ?

Alain JUPPÉ. - S'agissant de la Turquie, il y a le cœur et la raison. Du côté du cœur, je suis turcophile. J'aime ce pays où j'ai souvent voyagé. C'est un pays formidable, et ses habitants le sont aussi. Pourtant, la raison me fait dire que transformer la Turquie en 28e ou 29e État de l'Europe, c'est changer d'Europe. Et je n'y suis pas favorable. Je rappelle que c'est sous ma présidence que l'UMP a pris position contre l'adhésion de ce pays et pour un partenariat privilégié. Cette position n'obéit pas à des motifs religieux ou culturels. L'Europe est laïque, et toutes les religions y ont leur place, y compris l'islam, deuxième religion de France et troisième d'Europe. Mon refus n'est pas d'ordre civilisationnel non plus. La Turquie est-elle en Asie ou en Europe ? Ce que je sais, c'est qu'en 1453, Constantinople était la capitale de l'Empire romain d'Orient et que Sainte-Sophie était une basilique chrétienne. J'ai vu les plus beaux sites antiques sur la côte ionienne de Troie à Milet en passant par Pergame et Éphèse, et, en Cappadoce, j'ai vu aussi des monastères chrétiens du IV e au XI e siècle. On trouve en Turquie toutes les couches de civilisation des cinq mille ou six mille dernières années en Europe. Ma motivation est économique et politique, j'y viendrai au cours du débat…

Michel ROCARD. - D'accord pour dire que nous changeons d'Europe si la Turquie la rejoint. Mais l'Europe a déjà tellement changé ! L'Europe fédérale, telle que nous, démocrates-chrétiens et socialistes, la voulions, c'est-à-dire capable de parler d'une seule voix en matière diplomatique et militaire, est morte. Elle a été assassinée au moment du traité de Maastricht quand a été choisi le principe d'unanimité. Principe confirmé par les traités d'Amsterdam et de Nice et le projet de Constitution européenne que la France et les Pays-Bas ont rejeté. Telle est la conséquence de la politique britannique en Europe. Admise depuis 1972, l'Angleterre a toujours refusé l'émergence d'un bloc continental. Elle préfère que nous soyons divisés… ! L'Europe unie n'existe donc pas. On l'a vu en Yougoslavie, durant la guerre ; on continue de le vérifier dans nos relations avec la Chine. Nous sommes un ensemble de pays qui se sont donné des règles économiques parallèles et un club de nations qui gardent leur identité. Chacun conservant sa langue, sa diplomatie, sa vision du monde. Dans ce contexte, je ne vois pas au nom de quoi nous refuserions aux Turcs l'accès à une Europe qui serait le moyen de renforcer une paix régionale dont ce pays peut être l'artisan.

Une Europe des États ne peut donc pas être un acteur politique de poids sur la scène internationale ?

M. R. - Sa chance est beaucoup plus faible que si elle était fédérale. Le rêve des pères fondateurs était que l'Europe puisse se conduire comme les États-Unis, la Russie, la Chine grâce à une diplomatie unifiée. C'est impossible aujourd'hui. Pour que l'Europe agisse, il faut le temps d'obtenir l'unanimité au Conseil des ministres ! Il y a, c'est vrai, des exceptions : quand quelqu'un entraîne les autres sans respecter les procédures. C'est arrivé grâce au dynamisme de Sarkozy. L'Europe ne pèse aujourd'hui que quand la coalition de ses grandes nations tombe d'accord. Pourquoi ne pas associer la Turquie à cette configuration ? Nous y aurions intérêt sur un plan géopolitique.

A. J. - L'Europe fédérale est morte, mais comme cela n'a jamais été le projet de ma formation politique, je ne m'en plains pas. Contrairement à vous, je crois que l'Europe politique existe même s'il n'y a pas un président qui parle en son nom de manière constante. Il le fait pendant six mois dans le cadre d'une construction qui réussit à associer des États-nations qui ont leur culture et leur histoire. Malgré cela, des processus de décision donnent aux instances communautaires de vrais pouvoirs. Prenons l'exemple du G20 : ce n'est pas la France seule qui a pesé, c'est la France et l'Allemagne. À l'OMC, c'est de même l'Europe qui pèse avec un commissaire qui s'exprime en son nom. Et aujourd'hui, il peut y avoir des actions communes dans le domaine de la défense, comme en ce moment au large des côtes de Djibouti. Pour revenir à la Turquie, mon opposition est d'abord d'ordre économique. L'Europe n'est pas l'Aléna ni le Mercosur, c'est une zone de solidarité dans laquelle les plus avancés aident les plus faibles. Nous l'avons fait avec la Grèce, le Portugal et l'Irlande, et en ce moment pour la Pologne et les pays d'Europe centrale et orientale. Mais il y a une limite : nous n'avons pas la capacité d'absorber un pays comme la Turquie. Ensuite ma réticence est aussi politique. Si l'Europe n'a pas de frontière, elle n'est plus l'Europe. Et si on fait entrer la Turquie, au nom de quoi refuser l'Ukraine, la Moldavie, le Maroc ou Israël ? Ce serait une Europe américaine. Or je continue de penser que l'Europe peut être porteuse d'un projet de civilisation original.

M. R. - Si Les Turcs étaient prêts à accepter le partenariat privilégié que vous proposez, je comprendrais votre position, mais celui-ci me paraît compromis. Pour trois raisons. D'abord une question d'honneur. L'Europe a donné sa parole en 1963. Ensuite, il y a l'aide à apporter à la Turquie et enfin la question géostratégique. La première demande d'adhésion de la Turquie est de 1959. Nous avons mis quatre ans à répondre, mais en 1963 le texte stipulait que la Turquie avait vocation à être membre. La déclaration européenne était unanime et de Gaulle l'avait paraphée. Enfin, il y a l'histoire turque elle-même. Depuis Pékin aux murailles de Vienne, l'Empire turc a régné, et leur territoire actuel est pour les Turcs une forme d'humiliation. C'est un peuple fier, puissant militairement, la deuxième armée du Moyen-Orient. Or ce pays a joué son destin sur son tropisme européen. Ses derniers sultans se sont inspirés de l'Occident, et Kemal Atatürk a accentué ce processus. Des liens spéciaux existent avec nous depuis longtemps et on ne peut aller plus loin dans le partenariat avec ce pays membre de l'Otan ! Que faire de plus ? Pour les Turcs, ce refus est une gifle qui risque de renforcer le nationalisme

En quoi pourrait consister un partenariat plus important ?

A. J. - C'est vrai qu'en 1963 l'Europe a dit : nous allons vous accueillir. Nous étions en 1963, on était neuf et il y avait les deux blocs. Il faut respecter sa parole, mais ce ne serait pas la première fois dans l'histoire qu'on l'adapte aux circonstances. Vous avez raison de dire que la Turquie est un pays d'importance stratégique. Il joue un rôle de médiation positive dans une région du monde où la paix est fragile. Il faut donc tout faire pour éviter qu'il ne glisse dans le camp de l'intégrisme. Nous avons déjà avec lui un accord d'association économique ratifié quand j'étais ministre des Affaires étran­gères. Dans le cadre d'un partenariat privilégié, nous pouvons aller plus loin dans la coopération politique, universitaire, culturelle, de recherche. Il faut avoir le courage, à l'instar de Nicolas Sarkozy, de proposer autre chose. Pour l'instant, la Turquie s'y refuse ; pour des raisons de fierté compréhensibles. Ce n'est pas une raison pour ne pas assumer notre position. Entrer dans l'Union européenne relève d'abord de notre décision.

M. R. - En Turquie, les sondages donnent désormais une opinion défavorable à l'Union européenne. Je ne vois pas bien ce que peut apporter un nouveau partenariat à des Turcs qui ont le sentiment qu'on leur a craché au visage. On ne peut oublier non plus que les cinq républiques turcophones à la lisière de ce pays constituent une seconde Arabie saoudite du point de vue des réserves de pétrole. Or ces nations sont soumises à trois types d'influence : influence mafieuse de l'héritage communiste, influence isla­miste et influence turque. Si dans ces zones, auxquelles nous avons besoin d'accéder pour des raisons commerciales et stratégiques, l'influence turque devient europhobe, nous serons lésés. En plus, la Turquie a besoin de notre aide pour régler la question du génocide arménien, ou aussi pour régler l'affaire kurde. C'était la pression de l'adhésion à l'Europe qui permettait cela ! Nous courons le risque de voir la Turquie aller dans le sens d'un blocage des réformes et d'un durcissement de l'armée. Ou de les renvoyer dans les bras américains…

A. J. - Je comprends vos inquiétudes. Moi-même j'ai évolué sur la question. Vous auriez raison si notre refus devait précipiter la Turquie dans l'extrémisme. Mais je n'y crois pas. Nous dire que si nous n'accueillons pas la Turquie il va se produire le pire relève d'une forme de chantage. J'ai confiance dans la responsabilité des élites et du peuple turc. Ils n'ont pas envie de basculer dans l'europhobie. En outre, vous dites aussi : si on ne les intègre pas, on les rejette dans les bras américains ! Il faut choisir ! Regardez ce qui se passe avec l'Arménie. Le dialogue aura le dessus sur l'immobilisme. Et puis, l'interland turcophone que vous avez évoqué, faut-il aussi le faire entrer dans l'Union ?

Pour vous, Michel Rocard, l'intégration de la Turquie faciliterait nos relations avec le monde musulman ?

M. R. - L'adhésion turque familiariserait l'Europe à la présence de l'Islam, et le monde musulman serait, de son côté, moins tenté par l'europhobie. Mais je suis moins optimiste que vous. Il y a dans l'histoire des glissements de terrain qui peuvent être surprenants. Nous allons payer d'une hostilité croissante notre refus. La Turquie avait connu avant la crise financière une crois­sance de 5 à 6 % par an pendant sept à huit ans, notamment grâce à des investissements venus d'Europe qui s'étaient développés dans la perspective de l'union au marché commun. Le repli de la Turquie va ralentir sa croissance, ce qui va réactiver l'émigration vers l'extérieur. Alors que nous sortons d'une période où la Turquie cherchait à rapatrier chez elle les plus qualifiés de ses membres. C'est une situation dramatique dont je crains les conséquences belligènes…

A. J. - Vous nous avez dit que l'intégration économique était déjà réalisée. Une fois la crise surmontée, je suis persuadé que la coopération économique et les investissements européens reprendront dans un pays qui restera attractif et dynamique. La question est de savoir si on peut éviter le tout ou rien. S'il n'y a pas de choix entre les deux, alors effectivement, cela pose un problème. Mais je suis convaincu que la solution de partenariat privilégié, une fois la déception passée, pourra prospérer.

M. R. - Si l'Europe s'était faite conformément à mon rêve fédéraliste, je dirais non à la Turquie, comme je dirais non à l'Ukraine, mais comme on a cassé ce rêve et qu'il nous faut un extrême labeur pour tomber d'accord, il me semble que cette recherche ne doit pas nous interdire de partager nos règles du jeu. Ces règles - État de droit et démocratie -, le monde entier les demande. Que notre club s'élargisse en dehors des frontières géographiques de l'Europe, ici vers la Turquie, là vers l'Ukraine, j'y vois d'immenses avantages pour le monde de demain. Shimon Pérès me disait, voilà quelques années, que son rêve était de rejoindre l'Europe, Territoires palestiniens compris, parce que seule cette intégration pourrait mettre un terme à un conflit sans fin avec les Palestiniens.

A. J. - Après la Turquie, le Maroc, Israël, la Palestine… Si on allait dans ce sens, il faudrait alors refaire l'Europe avec ceux qui veulent une politique de sécurité commune, des actions de politique étrangère et une poli­tique économique soutenant une monnaie commune. Bref, revenir à la petite Europe. C'est encore évitable : l'Union telle qu'elle est, élargie aux Balkans, tient la route et se fait entendre sur la scène mondiale.

C'est une déception pour vous, Michel Rocard, que les États-nations subsistent en Europe ?

M. R. - Oui, car les États-nations, c'est la guerre, François Mitterrand l'avait dit au Bundestag où il avait été approuvé.

A. J. - Mitterrand avait condamné le nationalisme, pas l'État-nation. Il faut distinguer «le patriotisme, qui est l'amour de soi, du nationalisme, qui est la haine de l'autre», disait Jaurès… ou de Gaulle. Je suis pour les États-nations, c'est la différence entre le rêve américain et le rêve européen. L'Amérique est un État fédéral constitué à partir d'éléments qui n'étaient pas des nations. L'Europe s'est constituée à partir des identités nationales. Nous avons démontré que l'on pouvait concilier l'existence de l'Europe et de l'État-nation. Il nous faut continuer sur cette voie.

Alain Juppé, que répondez-vous à ceux qui affirment que c'est sur la pression de l'opinion «populiste» que vous avez évolué ?

A. J. - Tenir compte de l'opinion de 65 % de la population, est-ce du populisme ou de la démocratie ? Mais ce n'est pas cela qui m'a décidé. J'ai réfléchi et évolué. Le fait que je sois d'accord avec 65 % des Français me rassure plutôt.

M. R. - Il faut évidemment respecter l'opinion publique, mais on n'a pas fait le travail d'explication nécessaire. Toute l'élite turque est européanisée et largement francophone. Ceux-là ne veulent pas entendre parler de partenariat spécial. Et nous allons les décevoir terriblement. C'est ce que je regrette…

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